lundi 23 mai 2016

Se préserver des pages blanches


L'autre dimanche, tandis que je découpais un nouveau coupon de tissu et que je l'enserrais dans mon tambour à broder, j'ai regardé cette toile vierge et me suis demandée un moment, parmi tout l'éventail de possibilités qui s'offraient à moi, ce que j'allais vouloir broder cette fois-ci. D'habitude c'est l'idée qui détermine l'envie soudaine de broder, et qui me décide à sortir tout mon matériel. Pas cette fois. Je n'avais pas brodé depuis Séville, peut-être même depuis Rome, et j'avais tout simplement envie de ressortir mon aiguille et mes fils. Alors j'ai tout préparé, et ensuite j'ai regardé mon tissu, tout blanc, et ma tête, toute vide tout d'un coup, s'est presque trouvée bête à se demander quel allait être le sujet de cette nouvelle broderie.

Pourtant je n'ai pas été angoissée par la page blanche. Je crois que nous - et quand j'écris "nous", je veux surtout écrire "je", mais je veux croire que nous sommes nombreux(ses) à nous trouver dans la même situation - passons de plus en plus de temps à épingler des idées, collectionner des images, rédiger des to do lists, à garder au chaud de jolis DIY à réaliser plus tard, à saturer notre cerveau de choses inspirantes, si bien que - et je repasse à mon cas particulier - le temps que je passe à me poser face à une feuille blanche pour me demander réellement ce que j'ai envie de créer, fabriquer, dessiner, peindre, broder, graver, ne sont pas si nombreux. Le plus souvent, je me contente de rouvrir une des petites notes de mon iPhone, sobrement intitulées "idées gravure", "idées broderie", etc., et je m'y sers comme au supermarché, c'est si facile, je gagne du temps, sors rapidement de ma réflexion pré-mâchée et je m'attelle directement à la partie création. 

Parfois, l'inspiration à l'origine de la petite note a passé, et je ne comprends plus trop moi-même mon idée de départ, ou bien ne lui trouve plus le même sel. Dans ces cas-là, je laisse parfois tomber cette idée au profit d'une autre, ou bien je persévère en me persuadant que c'est en m'y consacrant que je vais retrouver l'élan qu'elle m'avait insufflée la première fois qu'elle a affleuré dans ma tête. Et ça ne fonctionne pas toujours, ce sont même souvent des réalisations qui me laissent un goût fade et un plaisir similaire à celui d'un livre qu'on se force à terminer par principe. 
Alors j'étais contente, l'autre dimanche, tout en me sentant toute bête, quand j'ai regardé cette toile blanche et que je me suis vraiment demandé ce que j'avais envie de broder à ce moment précis. Je n'ai pas rouvert les petites notes de mon iPhone, ne suis pas allée me promener parmi mes tableaux Pinterest. J'ai rêvassé, vagabondé, j'ai tourné mille fois mon aiguille entre mes doigts, j'ai joué avec mes écheveaux de fils, ai testé des associations de couleurs, puis non, finalement je voulais broder noir. J'ai procrastiné en pensant plutôt à mon départ imminent pour Saint-Malo, je suis allée regarder quelques bons conseils de visite sur le web, puis mes yeux se sont posés à nouveau sur mon tissu. Et puis tout d'un coup, j'ai voulu broder quelque chose qui me relie déjà un peu à la cité malouine. J'ai songé à la citadelle, tellement belle derrière ses remparts, et je me suis surtout souvenue du Grand Bé, ce petit îlot auquel on accède uniquement à marée basse. C'est là, face à l'océan, qu'est enterré l'écrivain Chateaubriand, lui qui ne voulait plus qu'entendre le bruit des vagues et du vent. Je m'y étais déjà rendue il y a quelques années, et j'avais très hâte d'y retourner, très sensible à cette épitaphe, que je trouve des plus belles. 

J'ai repensé à ce portrait très célèbre de Chateaubriand réalisé par le peintre Anne-Louis Girodet, à la beauté que je trouve à l'écrivain sur cette représentation, le bas du visage si dur, et les cheveux-qui-volent-au-vent de vrai petit prince canaille. Et j'y ai puisé mon inspiration, celle qui avait du sens et du sel pour moi, à ce moment précis, qui n'était pas fade et qui me donnait tout l'élan nécessaire pour me permettre de broder, là, maintenant, tout de suite, avec enthousiasme. Sans doute n'y aurais-je plus vu d'intérêt dans quelques semaines, mais là, à quelques jours de retourner sur le Grand Bé, c'était la seule broderie qui m'animait. 

Alors je pense qu'on gagnerait tous à se préserver davantage de pages blanches, à se laisser gagner par les idées sans qu'elles crient gare. A ne pas avoir peur de ne pas savoir quoi faire, quoi dire. Je l'ai bien apprécié, ce moment de la page blanche, l'autre dimanche. Mon tissu blanc prêt à broder avait l'odeur des cahiers neufs avant la rentrée scolaire, des crayons de couleur bien taillés et de la liberté, surtout de la liberté. 

Je crois que je recommencerai à ne pas savoir quoi faire. 

En attendant, je vous présente mon Chateaubriand, photographié face au seul bruit des vagues et du vent, sur le Grand Bé de Saint-Malo. 

Et vous, rencontrez-vous l'angoisse de la page blanche ? 
Vous autorisez-vous parfois du temps pour créer quelque chose 
sans contrainte ni projet préalable, laissant les idées affleurer comme elles viennent ?
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8 commentaires:

  1. Moi qui vit à St-Malo, ton portait brodé est terriblement ancré dans le granit malouin! Bravo pour ton blog (que j'ai découvert il y à peu de temps...)
    Je bricole, coud, tricote etc... que peu souvent. Je ne fais que très peu de projets "à l'avance" et quand une idée me vient, c'est très spontané et j'aime la réaliser dans la foulée!

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    1. Merci beaucoup pour ce commentaire !
      C'est génial de garder autant de place au spontané. De mon côté j'ai tendance à vouloir gérer plusieurs choses en même temps, à laisser des projets sur le feu et du coup, à laisser des choses pour plus tard en notant tout. Je me dis que je serais trop déçue de ne pas souvenir de cette idée que j'avais eue deux semaines avant et à laquelle je n'avais pas eu le temps de me consacrer, mais certaines idées n'ont de sens que sur le moment, et surtout je ne veux pas que ces choses planifiées prennent toute la place sur ces moments où l'on peut créer en laissant son esprit vagabonder.

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  2. Magnifique!

    Pour ma part, j'ai fini par comprendre que les idées, l'inspiration et les "pages blanches" arrivent par vague: je peux être boulimique de tricot pendant un mois, commencer trois ou quatre projets en même temps et ne pas dormir parce que j'ai un tel besoin de créer, et par contre ne pas m'approcher de ma machine à coudre et ne pas tenir un pinceau pendant de semaines entières.
    Puis ça s'inverse, ça revient...c'est changeant, et même si c'est un peu déroutant j'ai fini par l'accepter, et depuis ça va mieux.

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    1. Merci beaucoup !
      C'est vrai, ça, je remarque aussi que tout cela vient par vagues. D'où mon réflexe, sans doute, de noter les idées quand elles affluent, pour les ressortir en période creuse.

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  3. Lulu (boit du) Thé23 mai 2016 à 09:56

    Très réussi !
    C'est marrant, ça fait quelques jours que j'ai ouvert une note dans mon iphone pour le suivi de mes broderies, car j'ai parfois des soucis d'inspiration, mais je ne m'oblige pas à suivre ma liste. Avant de faire le "Totoro fleuri", j'avais commencé quelque chose mais qui ne m'intéressait pas tant que ça, et finalement j'ai tout défait, sans regret. Donc si quelque chose m'inspire, si j'ai une idée, je la note, sans savoir s'il y aura une suite mais j'ai un peu peur (toute proportion gardée) de me retrouver le bec dans l'eau, sans prochain projet, alors j'anticipe ^^ Mais ce n'est pas figé :)
    En parlant d'inspiration, l'article du dernier Flow à ce sujet m'a vraiment passionnée. Bonne journée Marion !

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    1. Merci Aurélie ! Tu as raison, et je n'ai pas l'intention de supprimer tout bonnement mes petites notes, je crois que j'ai besoin de cette bouée, bien rassurante. Le tout est, je pense, de réussir à ne pas m'y précipiter systématiquement, sans réfléchir, et de préserver au contraire, ces moments où je m'autorise à ne pas savoir quoi faire.

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  4. J'aime beaucoup4 l'expression " j'ai fini par comprendre que les idées ...arrivent par vagues...et j'ai fini par l'accepter.." de Crayons et chiffons.
    Pour ma part, j'ai beaucoup de mal à accepter que ca ne marche pas....car du coup, une certaine angoisse s'installe: "Et si je n'y arrivais plus?...."\
    C'est ce qui m'arrive encore ces jours ci...le vide...
    En espérant qu'il ne dure pas trop longtemps...

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    1. J'espère aussi !
      Toutes ces petites notes que je garde pour les jours où l'inspiration ne vient pas servent aussi à palier cette angoisse. Mais je pense que c'est important de ne pas y recourir systématiquement, et de s'astreindre, parfois, à cet exercice de ne pas savoir exactement où l'on va, et à y aller quand même. ;)

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